Crédit : Denis Makarenko/RIA Novosti
1. C’est le film russe le plus récompensé, non seulement cette année, mais depuis des années. Son Golden Globe est une première en Russie depuis pratiquement un demi-siècle (le précédent avait été attribué à Guerre et Paix de Sergueï Bondartchouk). Et les quatre nominations au Prix du Festival Européen, le premier prix au festival de Londres et le prix du meilleur scénario à Cannes composent aussi une belle liste, qui est d’ailleurs loin d’être complète. Léviathan a toutes les chances de recevoir un oscar dans la catégorie « Meilleur film étranger » ; dans ce cas, ce serait la première fois que le prix ne serait pas attribué à un film de genre ou en costumes, mais à un film d’auteur, un drame poignant sur la vie en province. Cette Russie-là n’a encore jamais été vue sur les écrans de l’Académie américaine.
Aujourd’hui, Andreï Zviaguintsev est le principal réalisateur russe. Un homme à qui tout réussit, dont les débuts tardifs, avec Le Retour en 2003 ont été tout de suite récompensés par deux Lions d’or à Venise. Son Bannissement tourné en Europe avec des acteurs russes et une actrice suédoise a été récompensé à Cannes par le prix d’interprétation masculine (Konstantin Lavronenko), Elena y a reçu le prix spécial « Un certain regard ». Léviathan est sans doute son meilleur film, le plus complexe et sans compromis.
2. Le film répond à ce que les spectateurs attendent du cinéma russe, tout en se jouant d’eux. Oui, c’est un drame mélancolique, lent et languissant de la vie sans issue des habitants de la province. La nature y est sévère et picturale : c’est ce que l’on attend de Zviaguintsev depuis son magique Retour. Les destinées des héros sont complexes et tragiques. Derrière chaque plan – qui semble composé par un artiste peintre, et non un simple cinéaste – se lit un symbole ou une métaphore : certains sont charmés, d’autres détestent. Prenons le Léviathan : un personnage biblique, bien que personne ne sache encore s’il s’agit d’un serpent ou d’une baleine. Sur les berges de la mer Blanche apparait le squelette d’un serpent de mer, et sa queue jaillit de l’océan agité, puis soudain un prêtre s’approche du héros et lui fait un court sermon sur le livre de Job, dont Léviathan est tiré.
En plus de cela, on trouve dans le film de Zviaguintsev tout ce dont le cinéma métaphysique russe est en général privé : un message politique clair, un excellent jeu d’acteurs, des dialogues réalistes, de l’humour noir.
3. Léviathan est le film le plus pertinent et mordant qui ait été réalisé en Russie depuis longtemps. Son sujet est la lutte d’un simple mécanicien et de ses quelques alliés – sa femme, son fils adolescent, son ami de régiment, un avocat venu de Moscou – contre la machine de l’État, le Léviathan de Hobbes. Le maire d’une petite ville a jeté son dévolu sur la maison et les terres du héros, et est décidé à les lui prendre à n’importe quel prix. Pourtant, le film de Zviaguintsev ne se résume pas à une simple dénonciation du système, il fournit aussi une analyse sérieuse de ses racines : le problème n’est pas la corruption et les connivences entre les différents pouvoirs, mais réside dans la bénédiction que donne à des actes horribles la principale autorité morale : l’Église orthodoxe Russe. Les seuls à avoir, jusqu’à présent, osé s’attaquer à cette « vache sacrée » étaient les activistes des Pussy Riot. Leur « prière punk » est citée de façon détournée à plusieurs reprises dans le film.
4. Malgré tout, une grande partie des partisans de ce film, à commencer par la néozélandaise Jane Campion (elle dirigeait à Cannes le jury qui récompensa le film), apprécie non pas le portrait de la Russie de Poutine, mais au contraire, son langage universel. Même pour quelqu’un ne s’intéressant pas à la politique, Léviathan est un drame fort, c’est même une tragédie au sens antique, où la catharsis ne se fait que dans la douleur et la compassion. Et l’humour de Zviaguintsev, son lyrisme et son regard épique sur la place de l’homme dans la nature et l’univers seront compréhensibles pour les spectateurs du monde entier.
D’ailleurs, la source originelle du sujet est l’histoire vraie de l’Américain Marvin Heemeyer, à qui l’on avait essayé de prendre sa maison et ses terres : il s’enferma dans un bulldozer et rasa la moitié de sa ville, y compris le bâtiment de l’usine de ciment qui le menaçait, puis se suicida. Le Léviathan de Zviaguintsev se termine autrement, mais le lien et le parallèle avec les Etats-Unis sont intrigants. D’autant plus que la bande sonore du film est empruntée à l’opéra « Akhnaten » du compositeur américain Philip Glass.
5. Zviaguintsev est plus un homme de culture que de politique. Quelle que soit la pertinence et l’actualité de son film, le thème de l’insurrection sans espoir de l’homme contre l’Etat et la marche du monde est étroitement lié dans l’interprétation du réalisateur à l’histoire de la littérature mondiale ; commençant par la Bible, en passant par Michael Kohlhaas de Kleist, jusqu’aux meilleurs classiques russes : Le Maître de Poste de Pouchkine et Le Manteau de Gogol, Les Pauvres Gens de Dostoïevski et Lady Macbeth de Mtsensk de Leskov, toute la prose tardive de Tchekhov… tout cela se retrouve dans Léviathan, directement ou indirectement. Ainsi, il semble que l’histoire en huis clos d’une famille soit aussi celle de la civilisation moderne : la civilisation russe, et toutes les autres.
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