Jeunes diplômés sur la place Rouge de Moscou en 1961
Vladimir Lagrange/TASSRussia Beyond désormais sur Telegram ! Pour recevoir nos articles directement sur votre appareil mobile, abonnez-vous gratuitement sur https://t.me/russiabeyond_fr
« C'était une véritable épidémie durable que ni la faim ni la guerre ne pouvaient éradiquer. Tout le monde en était infecté : les garçons d'âge préscolaire, les adolescents, les hommes adultes et les gars mariés ». C'est ainsi que l'écrivain Mikhaïl Kolossov a décrit l'engouement pour les pigeons qui a balayé le pays pendant les années soviétiques. Les pigeons ont inondé la capitale et pouvaient même être une raison valable pour obtenir une dispense de travail.
Le Pigeonnier, ancienne datcha du comte Orlov, construite à la fin du XVIIIe-début du XIXe siècle
Rounov/SputnikLes premiers pigeonniers sont apparus dans la capitale il y a 200 ans déjà, et le premier éleveur est considéré comme étant Alexeï Orlov, comte et favori de l'impératrice russe Catherine II. Ses serfs ont élevé une race spéciale de pigeons – les tourmans blancs – et se sont vu accorder la liberté pour leur succès. Orlov offrait les plus beaux pigeons à l'impératrice, ce qui a également suscité l’intérêt de cette dernière pour ces oiseaux.
Toutefois, au XIXe siècle dans la Russie tsariste, l'élevage de pigeons était principalement l’occupation de propriétaires terriens s’ennuyant. Cette activité s'est généralisée au début du XXe siècle, lorsque la Société russe des pigeons sportifs et un réseau de stations de pigeons voyageurs entre Moscou, Saint-Pétersbourg et les villes voisines ont été établis dans le pays. Les oiseaux, qui participaient à la communication des lieux de population, se trouvaient sous la protection de l'état-major général. En 1914, l’on dénombrait plus de 4 000 pigeons dans l'armée russe.
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Le soldat A. Gontcharov sur le point d'envoyer un pigeon voyageur en 1942
Leonid Velikjanine/TASSCependant, ce ne sont pas les pigeons voyageurs impériaux qui ont été le catalyseur de l'élevage de ces volatiles, qui deviendra en URSS un passe-temps pour des milliers de personnes. En effet, entretemps, la révolution et la guerre civile ont pratiquement anéanti tous les pigeons : ils ont été capturés et mangés.
Le régime soviétique a décidé de tout recommencer en 1925, et en a fait une question de nécessité d'État. Des sections d'élevage de pigeons voyageurs ont été ouvertes dans toute l'Union soviétique. À noter que le nouveau pays s’intéressait peu aux races ornementales peu pratiques. Les Soviétiques n'avaient besoin que des oiseaux les plus robustes et les plus rapides. Des compétitions de vitesse et de portée étaient régulièrement organisées au Centre des pigeons sportifs.
Viktor Popov, navigateur aérien d'un régiment de chasseurs et capitaine, en 1943
Olga Ignatovitch/MAMM/MDF/russiainphotoIl aurait pu sembler que, dès lors, les pigeons auraient dû prospérer dans le jeune État. Mais non, un nouveau cataclysme géopolitique y a mis fin. En 1941, le commandant de Moscou a ordonné à tous les particuliers de « remettre leurs pigeons à la police dans les trois jours afin d'empêcher leur utilisation par des éléments hostiles ». Les oiseaux pouvaient, il est vrai, tomber entre les mains de l'armée allemande. C'est ainsi que les pigeons ont à nouveau disparu, leur élevage évoluant en cercle vicieux, oscillant sans cesse entre renaissance et disparition.
Dans les années 1940
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Jeunes femmes en costumes nationaux dans le stade durant le VIe Festival mondial de la jeunesse et des étudiants en 1957
Ivan Chaguine/MAMM/MDF/russiainphotoLa véritable « révolution des pigeons » a eu lieu dans les années 50 et était liée... à Pablo Picasso. Le fait est qu'à l'été 1957, Moscou devait accueillir le VIe Festival mondial de la jeunesse et des étudiants – un événement qui, pour la première fois depuis la guerre, a levé le rideau de fer entre l'Union soviétique et l'Occident. 34 000 personnes de 131 pays sont venues en URSS. Pablo Picasso, également passionné de pigeons, a alors inventé le symbole du festival : la colombe de la paix. Des oiseaux étaient en effet généralement lâchés lors de la cérémonie d'ouverture en signe d'amitié et de solidarité.
Moscou ne pouvait par conséquent pas perdre la face, il lui fallait beaucoup de pigeons. Cependant, après la Seconde Guerre mondiale, il n'y avait presque plus d'oiseaux dans la ville. Un instructeur du Parti a donc été chargé d'élever le nombre nécessaire de volatiles pour le festival, et tout le monde – des écoliers aux professeurs d'université – a participé à leur élevage.
Pigeonnier sur la rue Bolchaïa Ordynka, à Moscou, en 1958
argopavel/pastvu.com« Où n’ont-ils pas été élevés – sur les toits des ateliers des usines moscovites dans d'immenses pigeonniers, dans les écoles, dans les cours d’immeuble, se souvient l'historien et spécialiste de Moscou Alexandre Vaskine. À partir des années 1950, rares étaient les cours n’ayant pas leur propre pigeonnier, peint en vert ou en bleu, où chaque jour, après le travail et le week-end, un gentil voisin disparaissait ».
Pigeons de race présentés à une exposition au parc Sokolniki de Moscou en 1975
Vitali Sozinov/TASSÀ la demande du Parti, des pigeonniers ont été érigés dans chaque entreprise, et des éleveurs de pigeons amateurs expérimentés y ont été affectés parmi les travailleurs, déchargés de toute autre tâche. Les activistes urbains élevaient des milliers d'oiseaux dans les clubs d’arrondissement, tandis que des centaines d'autres volatiles attendaient leur heure de gloire dans les coins de vie des écoles. De la nourriture pour pigeons était vendue sur les places des villes, et certaines rues principales avaient même un panneau de signalisation « Attention aux pigeons ! », où la vitesse ne devait dépasser 5 km/h.
Le 28 juillet 1957, 34 000 pigeons (soit le nombre d'invités du festival) se sont envolés dans le ciel de Moscou. L'objectif était atteint. Cependant, les Moscovites, qui avaient ainsi découvert une activité fascinante, ne se sont pas empressés de l'oublier. Au contraire, l'élevage des pigeons est devenu une sorte de phénomène culturel.
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Pigeonnier sur la rue Tvardovski, 1985
pastvu.comTout d'abord, tout le monde a tellement apprécié de lâcher des milliers de pigeons dans le ciel que cela est devenu une tradition pour tous les grands festivals et événements : des milliers de pigeons se sont envolés pendant les Jeux olympiques de 1980, le Festival de la jeunesse de 1985, les Goodwill Games de 1986, etc.
Deuxièmement, l’élevage de pigeons a été consacré comme une activité exclusivement masculine. Les hommes se réunissaient dans les pigeonniers de la même manière que dans les garages – avec une bouteille d'alcool. C'était aussi un endroit où les hommes pouvaient s’isoler et discuter entre eux, les femmes ne s’y rendant généralement pas.
Il est vrai que cette activité, même au plus fort de sa popularité, dans les années 1980, n'était pas associée à l'occupation brutale des « vrais hommes », mais était plutôt un signe d’étrangeté, à la limite de l’excentricité. Le film L'Amour et les pigeons de Vladimir Menchov, sorti en 1985 sur les écrans soviétiques, est une illustration vivante du phénomène.
Cadre issu du film L'Amour et les pigeons, 1984
Vladimir Menchov/MosfilmNéanmoins, l’on trouvait beaucoup de ces « excentriques » à Moscou. Les gens se sont vraiment lancés dans une sorte de compétition, essayant de surpasser leur voisin en nombre d'oiseaux, en nombre de races rares, de vitesse de vol. Des larcins avaient même lieu : l’on volait des oiseaux dans des pigeonniers ou utilisait un moyen astucieux pour cela – en envoyant un pigeon femelle dans le pigeonnier voisin pour qu’elle revienne accompagnée.
La fin de l'obsession pour les pigeons est arrivée avec l'effondrement de l'URSS. Les citoyens avaient d’autres préoccupations, plus urgentes que ces animaux. Pendant des années, les pigeonniers sont restés vides, symbole d'une époque révolue, jusqu'à ce qu'ils soient démolis par de nouveaux promoteurs. L’on peut toutefois encore voir des pigeonniers soviétiques dans une poignée de cours de Moscou.
Dans cet autre article, nous vous expliquons comment les pigeons ont aidé l'Armée rouge à gagner la Seconde Guerre mondiale.
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