Nous sommes arrivés à Staroïé Sourkino à 5h50 du matin pour observer le rite de prière annuel nommé « outchouk ». Les résidents et les invités se rassemblent dans un champ situé derrière le village afin de demander prospérité au dieu suprême, Toura, en l’échange du sacrifice d’un animal. J’ai pleinement conscience que la prière se terminera par de la bouillie du taureau apporté en offrande, et cela me fait déjà froid dans le dos. Lorsque vous achetez un steak au magasin, cela semble peu de chose, mais lorsque vous regardez ce bovidé dans les yeux, vous ne pouvez que ressentir de la peine à son égard. Mais pour l’instant, il est toujours dans l'une des cours et, heureusement, je ne le vois pas.
Le premier arrivé est l’oncle Petia (diminutif de Piotr), un homme fort d'une cinquantaine d’année en tenue de travail. Il est l'un de ceux s’apprêtant à tuer le taureau. Pour lui, ce n'est pas la première fois, et il se montre donc très calme. Derrière lui, dans le champ, apparaissent plusieurs autres hommes et femmes, tous vêtus de costumes traditionnels tchouvaches. Le taureau est sorti et attaché à la clôture, de sorte qu'il puisse manger de l'herbe pour la dernière fois. Oncle Petia aiguise ses couteaux.
Pendant ce temps, des femmes versent du kvas (boisson à base de pain fermenté) à la betterave dans des cruches, prennent le pain sacrificiel « iousman » et se rendent sur les berges de la rivière, où se tiendra le rituel. Avant le sacrifice, elles récitent une prière et aspergent l’animal d’eau pure.
En dehors de nous, dans le champ n’est présente qu’une dizaine de personne. « Dites-moi, quand tout sera terminé », me demande en se retournant une femme âgée au regard plein de sagesse. Zinaïda Boronova est employée à l’Université de culture de Tcheboksary, capitale de la République voisine de Tchouvachie. Elle est venue, accompagnée de ses collègues, étudier les coutumes locales. Elle ne souhaite cependant pas voir le processus, affirmant n’y être pas habituée. Elle fait partie des Tchouvaches convertis à l’orthodoxie, comme la majeure partie de ceux habitant à Tcheboksary, mais explique n’avoir jamais fait la distinction entre eux et les nos-baptisés. « Nous connaissons tous ces rituels depuis l’enfance, mais n’y accordions pas d’importance particulière », confie-t-elle. On ne trouve des non-convertis que dans quelques bourgades du Tatarstan, et la plupart vivent ici, à Staroïé Sourkino.
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Des Tchouvaches ont fui ici au XVIIe siècle depuis les environs de Kazan, capitale du Tatarstan, afin d’échapper tant à l’orthodoxie qu’à l’islam. Les Tchouvaches et Tatars sont des peuples turciques, mais, tandis qu’au Xe siècle la plupart des Tatars ont embrassé la foi musulmane, la majeure partie des Tchouvaches ont opté pour le christianisme. Toutefois, les plus irréductibles sont parvenus à se réfugier en des lieux difficiles d’accès et à y entretenir leurs croyances païennes. Pour eux, la divinité suprême du bien est Toura (qui signifie en tchouvache « ciel », « dieu »), auquel s’oppose le vile Chouïttan (« diable »). Ils croient que tout ce qui est vivant dans la nature possède une âme et que n’importe quelle activité humaine est associée à un dieu. En réalité, ce système de croyances était assez répandu chez les peuples turciques, bien que le nom du dieu suprême variait : Tengri, Teïri, Tor.
Le village de Staroïé Sourkino a été nommé d’après le premier homme à s’y être installé, Serke. Cette localité est située dans une vallée, au milieu de forêts épaisses, et s’y rendre est encore de nos jours difficile : la ville la plus proche se trouve à environ 20 kilomètres, tandis que Kazan est à 230 kilomètres et que la république de Bachkirie, elle aussi peuplée de musulmans, est plus proche que la Tchouvachie. Aujourd’hui, y résident à l’année près de 1 500 personnes : les bâtisses sont solides, beaucoup sont neuves, et s’y trouvent un jardin d’enfants et une école. Les locaux parlent tant en tchouvache qu’en russe. Lorsqu’ils ne s’adonnent pas à leurs rituels, rien ne les distingue des autres : ils mènent une vie semblable à celle de n’importe qui.
Derrière le village s’étendent trois cimetières : un pour les orthodoxes, un pour les musulmans, un pour les païens. Ce dernier est le plus vaste, et le plus ancien. À la place de monuments funéraires s’y dressent des poteaux, appelés « ioupy », de chêne pour les hommes, de tilleul pour les femmes, qui sont ensuite remplacés par des sépultures en pierre, un rituel effectué une fois par an, en novembre. Le village ne dispose d’aucun temple, et n’en a jamais eu. Aucun prêtre non plus, tout se décidant au sein du conseil des anciens. « Nous prions là où nous nous tenons », explique Galina Bikbova, l’une des doyennes de Staroïé Sourkino, s’approchant de nous après la prière. Elle distribue du kvas et de l’iousman « pour que le dieu accepte le sacrifice ». « Notre dieu est la divinité préchrétienne et préislamique Toura ».
Tandis que les hommes dépècent le taureau, les femmes allument une dizaine de feux, afin de cuire dans des marmites la bouillie sacrificielle « outchouk pata ». On la prépare à base de trois céréales : du sarrasin, du riz et du millet, c’est pourquoi certains la surnomment la « bouillie de l’amitié ». À la fin est ajoutée la viande de bœuf. Sa tête et ses sabots sont accrochés à un vieux chêne, et ceux qui l’avaient été l’année dernière sont descendus et enterrés dans ce même champ, avec la queue et le cuir.
Les habitants du village considèrent que ce rituel de prière les aidera à se protéger des catastrophes et des personnes mal intentionnées. « Récemment il y a eu un ouragan : Almetevsk, Zelenogorsk [des localités proches], partout les toits se sont envolés. Chez nous ce vent s’est calmé en cinq minutes. Et nous disons : merci à toi, dieu, de nous protéger », affirme Galina, qui a durant 45 ans enseigné la langue russe à l’école. Elle est aujourd’hui à la retraite et s’occupe de ses neuf petits-enfants, qui sont tous élevés dans la foi païenne tchouvache. « Je n’ai dans ma famille aucun converti », assure-t-elle, crachant trois fois par-dessus son épaule, comme pour se prémunir du mauvais sort. « S’il y avait eu besoin que je sois baptisée, alors dieu m’aurait fait naître dans une telle famille. Pourquoi aller contre sa foi ? ». Elle prend directement part à ce rituel depuis voilà cinq ans, et se chargeait auparavant de son organisation.
Un ouragan a effectivement sévit dans le sud-est du Tatarstan il y a quatre jours. Même la veille au soir, sur Almetevsk s’est abattue une pluie torrentielle accompagnée d’un orage. Selon les prévisions météorologiques, à Staroïé Sourkino il devait aussi crachiner toute la journée, et nous avons d’ailleurs demandé aux habitants s’ils pouvaient nous prêter des bottes en caoutchouc. Mais elles n’ont pas été nécessaires : après la prière, les nuages se sont dispersés, et le Soleil a fait son apparition, faisant sécher l’herbe du champ.
« Durant ma jeunesse j’ai été employée du komsomol [organisation de la jeunesse communiste] et ai rejeté ces rituels », confie Galina. « Bien que la foi, probablement, était quelque part au fond de mon âme ». Elle se souvient que même durant l’époque soviétique à Staroïé Sourkino étaient perpétués tous ces rites : tant les mariages et enterrements que les foires et prières dans le champ. Les autorités locales ne s’y opposaient pas, puisqu’elles respectaient elles-mêmes ces traditions.
Ces dernières années, ce rituel sacrificiel a lieu dans le cadre du festival tchouvache Zakamia. Son organisation est orchestrée par l’ancienne chef du village, Inna Almoukova, épaulée par des bénévoles. Elle se dit un peu embarrassée de n’avoir pas eu le temps de revêtir son costume traditionnel : hier, jusque tard, s’est tenu un forum de la jeunesse tchouvache, elle s’est donc réveillée en retard ce matin et n’a eu d’autre choix que de se rendre à la cérémonie en tenue habituelle.
Selon la tradition, les femmes tchouvaches ornent leurs vêtements de pièces de monnaie, symbole de prospérité. Galina arbore d’ailleurs elle aussi un collier décoré de kopeks soviétiques.
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Après avoir découpé l’animal, les hommes se changent pour accueillir, en costume d’affaires, leurs invités : ils attendent aujourd’hui une délégation de l’administration du district. Vers 10 heures, sur le champ se rassemblent déjà quelques centaines de personnes : des ensembles folkloriques entonneront des chants anciens, y seront montés des stands d’artisanat traditionnel et sera servie la fameuse bouillie sacrificielle.
Un individu à l’allure sportive, en chemise ornée de motifs traditionnels, se présente sous le nom de Nikolaï. Ceci-dit, il ne s’agit que du nom inscrit sur son passeport. Dans la vie de tous les jours, on l’appelle Migous, puisqu’il est de coutume chez les Tchouvaches de s’attribuer deux prénoms. Il a 54 ans et est sculpteur à Tcheboksary. Il est cependant venu ici pour se familiariser, lui aussi, avec les traditions de son peuple. Ses parents l’ont baptisé durant son enfance, mais il a par la suite décidé de revenir à la foi originelle tchouvache. « À l’institut nous étudions les différentes religions, et déjà alors j’ai compris, que ce n’était pas pour moi. Mon baptême n’était que formel, mes parents, disons-le ainsi, ont agi sans en avoir conscience. Mes deux fils adultes ont eux aussi décidé d’étudier nos traditions. Ce en quoi nous croyons, ce n’est pas une religion, mais un certain ordre de construction du monde ». Il soutient d’ailleurs que même les Tchouvaches convertis ne croient, au fond de leur âme, qu’en Toura.
À ce propos, Galina remarque que les Tchouvaches non convertis sont de moins en moins nombreux. « Chez les jeunes c’est à la mode de se faire baptiser, et après nous il est possible qu’il ne reste plus de non-convertis ». Il y a encore dix ans, le village comptait environ 5% de convertis. Ils sont aujourd’hui 20%.
Toutefois, autour du taureau sacrifié se rassemble toute la bourgade : certains donnent cent roubles (1,40 euro), d’autres deux-cents (2,80 euros). L’animal a coûté 54 000 roubles (755 euros), et ont en plus été achetées les céréales, explique le maire de Staroïé Sourkino, Nikolaï Leontiev. « J’ai passé toute ma vie ici en tant que non-converti, et ma femme aussi est non-convertie, et ses parents aussi », témoigne-t-il. « Mais en 2006, quand est née notre fille cadette, nous avons décidé de tous nous faire baptiser. J’avais alors 35 ans. Nous avons choisi l’orthodoxie, c’est ce qui nous paraissait le plus proche. Nous avons toujours cru en Dieu, bien qu’il n’y ait ici pas d’églises. Chacun son choix ». Il juge que le principal est que ses administrés aient un emploi, des routes en bon état et de l’électricité. Pour le taureau, Nikolaï Leontiev a cependant lui aussi cotisé.
En suivant ce lien, assistez, en vidéo, à une cérémonie chamanique de Sibérie.
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