Quand les paysans russes se sont soulevés contre la culture des pommes de terre

Russia Beyond (Zakhar Vinogradov/Domaine public)
Des représentants de l’État cloués aux clôtures, des tentatives de noyer les prêtres – tout cela pour obtenir une lettre officielle inexistante, qui aurait obligé les paysans à planter des pommes de terre. De tels mythes, répandus parmi les paysans, ont provoqué de véritables émeutes au XIXe siècle.

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Mourir ou être condamné aux travaux forcés à cause des pommes de terre - un destin amer qui a vraiment frappé certains paysans russes au milieu du XIXe siècle, lorsque les « émeutes de la pomme de terre » ont éclaté dans l'Empire russe.

Dans la ville de Dolmatov (aujourd'hui région de Kourgane, sud de l’Oural), des paysans ont attrapé le chef du volost’ (villages de serfs appartenant à l'État), l'ont battu, déshabillé et ont tenté de le noyer avec trois commis dans la rivière. Les fonctionnaires ont dû se réfugier dans le monastère, mais les paysans ont essayé de les en déloger. Il n'a été possible de refroidir l'ardeur de la foule qu'avec des tirs à blanc des canons du monastère.

Cathédrale de la Dormition de la ville de Dolmatov, 1912

Dans le village de Batourino, district de Chadrinsk (toujours dans la région de Kourgan), les chefs du volost’, les prêtres avec leurs épouses et les responsables de l'église - plus de 150 personnes au total - ont été forcés de fuir dans une église les paysans rebelles, qui ont commencé à la prendre d'assaut. Les défenseurs ont dû tirer avec leurs fusils à bout portant.

Dans le volost’ de Kargopol dans le même district, des paysans - tant schismatiques que loyaux au patriarche - ont attaqué le prêtre et le diacre, leur ont versé de l'eau glacée dessus, les ont forcés à manger de la terre et ont exigé une « lettre », selon laquelle les paysans auraient eu planter des pommes de terre.

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Bien sûr, ce ne sont pas seulement les pommes de terre, dont la plantation a vraiment commencé à être introduite de force sur ordre des autorités, qui ont été à l'origine de ces troubles. Mais les paysans, qui appelaient le tubercule « pomme du diable », jugeaient monstrueuse cette culture inconnue - et ont inventé un tas d'autres mythes.

Contre quoi les paysans se révoltaient-ils vraiment ?

Récolte des pommes de terre, Arkadi Plastov, 1957

Bien que la pomme de terre soit arrivée en Russie sous Pierre Ier, elle n'était distribuée que sur les tables de l'aristocratie, en tant que plat exotique. Ce n'est qu'en 1765 que le Sénat publia une instruction : « Sur la culture des pommes de terre appelées potetes ) », qui contenait des recommandations pour la culture des cultures et était envoyée à toutes les provinces avec des semences de pommes de terre. Mais les paysans russes n'étaient pas pressés de cultiver l’étrange racine. Au début, les empoisonnements à la solanine n'étaient pas rares - les paysans mangeaient sans le savoir les fruits (baies) de pommes de terre, non mûres ou, au contraire, des pommes de terre germées. Peut-être à cause de cela, la pomme « terreuse » dans a commencé à être taxée de « diabolique ».

Des émeutes contre la plantation obligatoire de pommes de terre se sont produites dans les années 1840 dans les provinces de l'Oural, Perm et Viatka ; ce ne sont pas les propriétaires terriens qui se sont rebellés, mais les paysans appartenant à l'État, qui étaient contrôlés par le ministère de la Propriété de l'État, créé en 1837 et dirigé par le comte Pavel Kisselev. Ces paysans n'appartenaient pas au propriétaire terrien (serfs) ou au tsar (spécifique), mais étaient qualifiés d’« habitants ruraux libres », payant des cotisations à l'État.

Déjeuner paysan pendant la récolte. Constantin Makovski

Les auteurs de la réforme des paysans d’État, qui a commencé avec la création du ministère en 1837, étaient, outre Pavel Kisselev, le comte Georges Cancrin, ministre des Finances (les paysans d'État ont été à sa charge jusqu'en 1837).

Portrait de Pavel Kisselev, Franz Krüger, 1851

Kisselev avait reçu une éducation européenne, il a même tenu un journal personnel en français. Georges Cancrin était un Allemand de naissance, qui parlait russe avec difficulté. Ces responsables européanisés ne s'intéressaient pas à l'opinion du peuple, estimant, comme l'écrit l'historien Igor Menchtchikov, que « le peuple est borné et évite les améliorations et les innovations, il a donc besoin du patronage constant de l'État ». Des fonctionnaires ministériels ont été nommés pour gérer les paysans d'État. Les élus de l'autonomie locale – chefs et secrétaires de volost’– étaient dotés par le ministère d'uniformes aux boutons brillants. Tout cela n'a pas plu aux paysans, qui payaient eux-mêmes les salaires de ces employés sur les fonds des communautés rurales. En fin de compte, tout cela a conduit à des émeutes.

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En 1840, le ministère a publié un décret sur la plantation obligatoire de pommes de terre sur les terres étatiques et, là où il n'y en avait pas, sur les terres communales. Les paysans de plusieurs comtés voisins ont commencé à refuser massivement de planter des pommes de terre et, de plus, à se rebeller, alors que des rumeurs complètement folles circulaient parmi eux.

« Ligne d’or » et « Ministerov »

Des moines plantant des pommes de terre, 1910

Depuis la fin du XVIIe siècle, il y avait de nombreuses communautés et colonies de vieux-croyants dans les provinces de l'Oural, et ces derniers répandaient depuis longtemps parmi la paysannerie des rumeurs sur les manipulations du gouvernement. De plus, les vieux-croyants refusaient catégoriquement de cultiver des pommes de terre et de les inclure dans leur alimentation, les appelant « œufs de chien ».

Effrayant leurs compatriotes avec la « réforme de la pomme de terre », ils lançaient dans la paysannerie des histoires plus monstrueuses les unes que les autres. Le gouvernement voulait « vendre » tous les paysans libres à une sorte de « maître », qui s'appelait soit « Ministerov » soit « Koulnev » (forme déformée de « Kisselev »), qui forcerait les paysans à planter des pommes de terre et les paysannes à tisser le linge d’État. Le document sur la vente des paysans était une lettre de « vente » ou de « servitude », dans laquelle il y avait soi-disant une « ligne dorée », signe de son authenticité. Si cette lettre était retirée aux fonctionnaires, les paysans conserveraient leur liberté. 

Révolte paysanne, Ivan Vladimirov, 1931

Dans le volost’ de Klevakinskaïa, à Pâques en 1842, les paysans se sont rassemblés et ont décidé de chercher la « lettre de servitude » dans la maison du prêtre et de le noyer dans la rivière. Le prêtre se cacha dans le clocher et y passa plus de trois jours. « Descendez du clocher, père Yakov, remettez-nous notre lettre ; vous êtes peut-être innocent, et l’avez cachée contre votre volonté. Détruisez la lettre [...] vivez avec nous comme avant », lui lancèrent les paysans. Comme cela n'a pas aidé, les paysans ont pris sa famille en otage et ont pendu son fils d'un an par les pieds. Le père Yakov, qui est descendu du clocher, a été attaché avec une corde et traîné d'une rive à l'autre de la rivière, mais les paysans n'ont pas obtenu de lettre. Seule l'apparition d'une brigade militaire a sauvé le prêtre de la vindicte populaire. Dans un autre cas, un commis rural a été roulé sur du verre brisé et cloué à une clôture, mourant peu après.

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Pourquoi la colère du peuple s'est-elle également tournée vers le clergé ? Premièrement, ce sont les prêtres qui personnifiaient la volonté des autorités aux yeux du peuple - ce sont eux qui, du haut de la chaire, annonçaient ses ordres et décrets. Deuxièmement, selon les historiens, les vieux-croyants ont parfois directement contribué aux attaques contre le clergé - par exemple, dans le village de Kargopolski, l'émeute a commencé avec le fait qu'un schismatique est entré dans l'église orthodoxe et a attaqué le prêtre, le père Vassili, commençant à le frapper et déchirer ses vêtements.

Des paysans russes cueillant des pommes de terre sous la surveillance de gardes armés. 1918

En 1843, les émeutes avaient une portée plus large, faisant rage dans une partie de la province d'Orenbourg. Des milliers de paysans avec des faux et des fourches ont afflué vers le village de Batourino, au sud de Chadrinsk. « Le monde a été vendu, et les vieillards ordonnent de repousser M. Ministerov, qui a envoyé de nombreuses livres d'argent aux clercs et aux prêtres, et en retour a exigé de semer des pommes de terre "pour son propre bénéfice", et des femmes il exige 100 archines de toile fine. Les fonctionnaires et les commis ont tout fait en secret auprès du souverain, et maintenant les paysans n'ont plus qu'une chose à faire : se rebeller », a écrit l'historien Menchtchikov pour expliquer l'humeur des paysans. Quelques fonctionnaires, gardés par une douzaine de soldats, ont été contraints de se réfugier dans une église locale jusqu'à ce que des militaires s'approchent pour disperser les rebelles.

Presque partout au-delà de l'Oural, les émeutes ont été réprimées par les troupes, et les procès ont été tenus par des cours martiales. Les paysans ordinaires, en règle générale, n'étaient pas exilés, mais condamnés à des châtiments corporels - flagellation avec des verges. Les instigateurs des émeutes ont été fouettés à coups de baguettes (peine plus lourde) et condamnés à des amendes, à l'exil en Sibérie ou à la construction de la forteresse de Bobrouïsk. Les émeutes se sont calmées avec le début de l'année agricole - il fallait commencer la saison des semailles.

Babrouïsk, 1918

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En 1843, la plantation forcée de pommes de terre pour les paysans de l'État est néanmoins annulée. Pour sa culture, au contraire, on a commencé à donner des récompenses - en conséquence, à la fin du XIXe siècle, plus de 1,5 million d'hectares étaient occupés par des cultures de pommes de terre en Russie, et le tubercule est fermement entré dans l'alimentation paysanne, en particulier dans les provinces pauvres. Mais pas chez les vieux-croyants, qui n’ont commencé à manger des « œufs de chien » que dans la seconde moitié du XXe siècle.

Les Russes dormaient-ils vraiment sur leurs poêles ? Trouvez la réponse dans cette autre publication.

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